Pour la première fois, les Kurdes se trouvent dans le camp des gagnants

LE MONDE | 17 octobre 2005 |ERBIL (Kurdistan irakien) de notre envoyée spéciale

En apparence, rien n'a changé au Kurdistan irakien, dimanche 16 octobre, au lendemain d'un référendum qui a eu lieu ici dans un calme bien encadré. Le résultat était attendu - un quasi-plébiscite pour le oui à une Constitution qui légalise les acquis d'une indépendance obtenue de fait dès 1992. Mais c'est cela même qui constitue un changement fondamental, bien qu'impalpable, insistent les dirigeants kurdes.Les drapeaux kurdes flottent ici toujours aussi nombreux, en l'absence du moindre drapeau irakien. "Mais nos voisins arabes, turcs et autres ne pourront plus dire que c'est illégal", se réjouit-on dans les rues d'Erbil, capitale administrative de la "Région du Kurdistan d'Irak". Après ce référendum, les Kurdes des pays voisins, venus "respirer un air de liberté", et les émigrés venus investir "au pays" parlent avec plus d'assurance de leurs projets.

Le besoin s'en fait toujours vivement sentir, malgré la reconstruction à marche forcée, depuis six à sept ans, des infrastructures dans une région où Saddam Hussein avait pratiqué la politique de la terre brûlée. Dans le quartier pauvre de Koran, en bordure d'Erbil, la participation au référendum a été minimale. Fonctionnaires et habitants, soumis à la pression du parti dirigeant local (le Parti démocratique du Kurdistan - PDK) cherchaient à nier cette infraction aux consignes. Mais les registres montraient une participation de 5 % à 10 % maximum, à trois heures de la clôture du scrutin... Cas extrême, mais dont la raison, avouée par certains, est claire : "Pourquoi voter alors qu'on n'a toujours pas d'eau, d'électricité, d'essence..."

VICTOIRE GARANTIE

La seule surprise du vote kurde réside en effet dans une participation relativement faible : 65 % estimés pour la région d'Erbil tenue par le PDK et 70 % pour celle de Souleimaniyé, tenue par l'Union patriotique du Kurdistan (UPK). Lors du scrutin législatif de janvier, plus de 80 % des inscrits s'étaient mobilisés pour élire un Parlement régional et, surtout, se prononcer à 98 % pour l'indépendance du Kurdistan, lors d'une consultation parallèle officieuse.

C'est pourquoi Fouad Hussein, chef de cabinet du président de la "Région du Kurdistan", Massoud Barzani, préfère parler d'"abstention par nationalisme". "On nous reproche de n'avoir pas réussi à faire inscrire dans le texte le droit à l'autodétermination", dit-il. Même si ce droit est implicite dans le préambule et dans un article de la Constitution, affirmant que c'est "l'application" de celle-ci qui "garantit l'unité de l'Irak". Autrement dit, si la Constitution est violée, les Kurdes seront libres de décider seuls de leur avenir, répètent les responsables, qui rappellent les autres droits officialisés par le texte, du maintien des peshmergas, les combattants kurdes, baptisés "gardes régionaux", comme seule force au Kurdistan, y compris à ses frontières, au droit à une représentation kurde dans les ambassades irakiennes.

"Mais il en faut plus pour convaincre nos jeunes qui n'ont connu que l'indépendance, ne parlent pas l'arabe et ne sont jamais allés à Bagdad, qui leur renvoie uniquement des images de barbarie... Notre génération rêvait d'aller à Bagdad, eux rêvent de Stockholm ou de Paris, et beaucoup n'ont pas voté. De même que de nombreux intellectuels et de femmes, mécontents des contradictions dans le texte entre islam et démocratie", explique Fouad Hussein. De toutes façons, relève-t-il, l'absence d'enjeu au Kurdistan - où la victoire du oui était garantie - n'incitait pas à une forte participation.

Quant à la question centrale - l'indépendance reste-t-elle votre but ? - Fouad Hussein répond : "L'indépendance est notre droit, notre rêve. Mais ce n'est pas dans nos plans. Du moins tant que l'Irak se dirige vers la démocratie, et non vers une république islamique, ou agressive à notre égard." Et il ajoute, sur une petite note de triomphe : "Pour la première fois dans l'Histoire, les Kurdes se trouvent dans le camp des gagnants..."

Sophie Shihab

Article paru dans l'édition du 18.10.05