Orhan Pamuk, Prix Nobel de littérature, de nouveau dans le viseur de la justice turque

mis à jour le Mardi 9 novembre 2021 à 17h43

Lemonde.fr | Marie Jégo(Istanbul, correspondante)

Le romancier est accusé d’avoir insulté l’identité du pays dans son dernier opus.

Incorrigible Turquie, où Orhan Pamuk, le premier Prix Nobel turc de littérature, se retrouve une nouvelle fois accusé d’avoir insulté l’identité turque. Lundi 8 novembre, le parquet d’Istanbul a rouvert une enquête contre le romancier, soupçonné d’avoir insulté Mustafa Kemal, dit Atatürk, le fondateur de la République turque, ainsi que le drapeau national dans son livre Veba Geceleri (« Nuits de peste », non traduit en français), paru aux éditions Yapi Kredi en mars.

Dans son roman, l’écrivain brosse une situation purement imaginaire, à savoir les habitants d’une île occupés à lutter contre la peste à l’époque de l’Empire ottoman finissant. Le roman a fortement déplu à Tarcan Tülük, un avocat de la ville d’Izmir, sur les bords de la mer Egée, qui a porté plainte, persuadé que le livre contient des offenses envers « le père des Turcs ».

Examinée une première fois, l’affaire a abouti à un non-lieu. Le juge s’est alors laissé convaincre par les déclarations d’Orhan Pamuk, qui, dans une déposition adressée au parquet, a assuré qu’à aucun moment il n’avait cherché à représenter Mustafa Kemal dans son roman, sans parler de l’insulter.

Pugnace, l’avocat d’Izmir, par ailleurs responsable local du Parti démocrate (DP, opposition), est revenu à la charge. Le litige porte, entre autres, sur le héros du roman, dont le plaignant a l’impression qu’il pourrait bien être Atatürk. Cette fois-ci, le juge a obtempéré, estimant que certaines phrases du livre pouvaient en effet être qualifiées d’insultes. Orhan Pamuk devra donc répondre de ses écrits devant la justice. La maison d’édition, Yapi Kredi, étant située à Istanbul, c’est là que l’affaire devra être jugée en appel.

Vieille antienne

Juger les intellectuels est une occupation à plein temps en Turquie, où les écrivains, les caricaturistes, les journalistes sont parfois emprisonnés pour leurs articles, leurs livres ou pour les phrases qu’ils ont pu prononcer. L’écrivain Ahmet Altan, lauréat du prix Femina étranger 2021, a ainsi passé plusieurs années en prison (2016-2021) pour avoir diffusé des « messages subliminaux » sur une chaîne de télévision à la veille du putsch raté du 16 juillet 2016.

Pour Orhan Pamuk, qui vit désormais entre New York, où il enseigne la littérature à l’université de Columbia, et Istanbul, sa ville natale, ces poursuites sont une vieille antienne. Un an avant de recevoir le prix Nobel, en 2005, le célèbre romancier avait déjà été confronté à la justice pour avoir déclaré à un hebdomadaire suisse qu’en Turquie, « 1 million d’Arméniens et 30 000 Kurdes ont été tués ». Considérée comme une « insulte à l’identité turque », la phrase lui avait valu plusieurs comparutions. Sous la pression de l’Union européenne, que la Turquie espérait alors rejoindre, le dossier avait finalement été classé.

Seize ans plus tard, la même accusation refait surface. Le délit d’insulte, à l’identité turque, au drapeau, à Atatürk, au président Recep Tayyip Erdogan, n’est pas pris à la légère par l’institution judiciaire, particulièrement active dans ce domaine. Ces dernières années, on ne compte plus les enquêtes judiciaires ouvertes par les avocats du numéro un turc pour « outrage au président ».

Peines « disproportionnées »

De 2014 à 2020, 160 169 enquêtes ont été lancées sous ce chef d’accusation, qui prévoit de un à quatre ans de prison, selon l’article 299 du code pénal. Un total de 35 581 poursuites pénales ont été engagées, donnant lieu finalement à 12 881 condamnations. Parmi les condamnés figure Vedat Sorli, un jeune homme placé en détention provisoire pendant deux mois et deux jours en 2017 pour avoir posté une caricature du président Erdogan ainsi que des commentaires sur les réseaux sociaux. Condamné à onze mois et vingt jours de prison avec sursis, le prévenu a déposé un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).

Le 19 octobre, les juges de Strasbourg lui ont donné raison, estimant que sa détention et la sanction étaient « disproportionnées ». Les poursuites pénales contre le jeune homme étaient « incompatibles avec la liberté d’expression », ont-ils ajouté. La CEDH rappelle au passage que l’article 299 n’est « en principe pas conforme à l’esprit de la Convention européenne des droits de l’homme » que la Turquie s’est engagée à respecter.

Le 22 mars, le politicien pro-kurde Selahattin Demirtas, écroué depuis cinq ans, a été condamné à trois ans et demi de prison pour « outrage » au président Erdogan, soit l’une des peines les plus lourdes jamais prononcées pour ce délit. Sa libération a beau avoir été demandée par la CEDH, tout comme l’abrogation de l’article 299, les autorités turques restent sourdes aux arrêts de la Cour de Strasbourg.