Narges Mohammadi : « Le peuple iranien a tourné la page du régime islamique »

mis à jour le Lundi 4 mars 2024 à 17h57

Lemonde.fr | Propos recueillis par Ghazal Golshiri

Alors que paraît, le 6 mars, son livre « Torture blanche », nous avons pu faire parvenir des questions à la Prix Nobel de la paix, détenue dans la prison d’Evin, près de Téhéran.

L’Iranienne Narges Mohammadi, Prix Nobel de la paix 2023, purge actuellement une peine de douze ans à la prison d’Evin, à Téhéran. Pour ses codétenues, elle a toujours été une source d’inspiration : intelligente, déterminée et vivante, même dans les moments les plus sombres.

A l’occasion de la sortie de son livre Torture blanche en France, « Le Monde des livres » a pu lui faire parvenir des questions par l’entremise d’un réseau clandestin de militantes et de militants. Nous avons reçu ses réponses quinze jours plus tard. Les voici.

Pourquoi avez-vous décidé d’écrire « Torture blanche » ?

J’ai vécu à quatre reprises l’expérience de la cellule d’isolement. Je considère comme injuste et brutale la pratique de la « torture blanche », c’est-à-dire l’incarcération en quartier d’isolement par le gouvernement.

La cellule d’isolement est la « mère » de toutes les exécutions en Iran. Dans le cadre de mes activités dans le domaine des droits humains et contre la peine de mort, j’ai appris que nombre d’exécutés, soumis à la torture physique, mentale et psychique de l’incarcération en cellule d’isolement, se pliaient à de faux aveux, qui constituaient ensuite, de manière totalement illégale, la base de leur condamnation à mort.

La torture blanche est inconnue de la société iranienne et de beaucoup de milieux des droits humains, alors que, pour les gouvernements autoritaires et oppresseurs tels que le régime iranien, elle est un moyen de pression contre les opposants. Ils en font un usage intensif, puisque cette sorte de torture ne laisse aucune trace visible. Nombreuses sont les victimes de la cellule d’isolement qui ignorent que, effrayante et inhumaine, elle constitue bien une forme de torture. La documenter est un pas vers la justice, l’abolition de la torture, de la peine de mort et des aveux contraints et mensongers, ainsi qu’une tentative de limiter les moyens d’oppression contre les activistes et les opposants.

Qu’est-ce qui a changé pour vous depuis que le prix Nobel vous a été décerné, le 6 octobre 2023 ? Quel est, à votre avis, l’impact de ce genre de prix internationaux sur la lutte pour la démocratie en Iran ?

La pression des services de sécurité et des autorités judiciaires s’est accentuée. Depuis le 29 novembre 2023, je suis privée de téléphone et de visites. Une interdiction qui vient d’être prolongée à cause de la lettre que j’ai récemment adressée à Antonio Guterres, le secrétaire général des Nations unies, lui demandant de criminaliser l’apartheid de genre. A ce jour, je n’ai même pas pu recueillir auprès de ma famille le récit de la cérémonie de remise du prix Nobel [le 10 décembre 2023, à Oslo]. Après que j’ai reçu ce prix, le tribunal de la révolution a prononcé, en janvier, une nouvelle condamnation contre moi, en mon absence.

Le soutien des institutions internationales aux mouvements démocratiques, aux défenseurs des droits humains et aux courants de la société civile est l’un des moyens les plus efficaces de renforcer le processus démocratique en Iran.

Il existe une opposition flagrante entre le peuple iranien et le régime théocratique, autocratique et misogyne de la République islamique, car les Iraniens cherchent à établir la démocratie. Tout soutien de la part des institutions internationales vient consolider les mouvements de l’opposition dans leurs efforts pour lutter contre ce régime totalitaire.

Selon vos observations, quel changement s’est opéré dans la société iranienne depuis le mouvement « Femme, vie, liberté », qui a commencé en septembre 2022 ?

A mon avis, au cours des dernières décennies, aucun mouvement de protestation n’a eu un impact aussi important que « Femme, vie, liberté » sur les couches inférieures de la société, y compris les groupes religieux. D’aucuns pourraient arguer que la loi sur le voile obligatoire n’a toujours pas été abolie, et même qu’un nouveau projet de loi, encore plus autoritaire et plus discriminatoire à l’encontre des femmes, est en cours d’examen au Parlement.

Mais, à mon avis, ce mouvement a ­provoqué une évolution intellectuelle, ­culturelle et sociale plus large, plus durable et plus radicale que tout changement juridico-politique au sein de la structure d’Etat. Jamais l’objectif de la transition de la théocratie autocratique vers la démocratie, la liberté et l’égalité n’avait à ce point constitué une revendication populaire nationale. Le mouvement « Femme, vie, liberté » a confirmé le principe de cette transition. Il a lancé un appel sans ambiguïté au monde entier.

Même si le gouvernement a vidé les rues en y instaurant une répression implacable, aux quatre coins du pays les protestations se poursuivent, et les revendications civiques, économiques, environnementales et autres y sont scandées.

Le peuple iranien a tourné la page de ce régime. Soumise à la répression, à des arrestations, aux peines de prison et de mort, aux tirs à bout portant lors des manifestations, la population s’est retirée des rues sans vraiment rentrer chez elle ni adopter une attitude passive ou servile. Je pense qu’à la prochaine occasion elle réinvestira la rue. La résistance civile est toujours puissante et remarquable, et ce sont les femmes qui mènent les actions les plus fortes dans le cadre de la désobéissance civile.

Dans quelle mesure les récents événements ont-ils prolongé les ­combats des femmes iraniennes dans le passé ?

De nos jours, et notamment dans le ­cadre du mouvement « Femme, vie, liberté », les femmes constituent la force la plus radicale, la plus puissante et la plus largement engagée contre la théocratie autoritaire. Il ne faut pas oublier que, après l’instauration du régime islamique, elles ont subi la répression la plus féroce et la plus étendue – de la sphère privée à la sphère publique. Aujourd’hui, de nombreuses femmes voilées condamnent le voile obligatoire, la polygamie et les politiques misogynes du gouvernement. Elles se dressent contre les patrouilles de la police des mœurs et expriment haut et fort leur opinion.

Les femmes comprennent que les politiques discriminatoires du régime ne relèvent pas des préceptes religieux ni des traditions, moins encore de la prétendue sauvegarde de la pudeur ou du respect de la dignité féminine. Elles ne servent qu’à soumettre les femmes et, à travers elles, l’ensemble de la société.

Des lycéennes et de toutes jeunes écolières participent courageusement à des actes de désobéissance civile. Même la répression sanguinaire contre leurs camarades n’ayant pas respecté le port du hidjab ne les fait pas plier.

En vérité, dès les premiers jours de la théocratie islamique, les femmes ont protesté contre l’application des politiques discriminatoires. Tout au long des quarante-cinq dernières années, les femmes ont toujours revendiqué leurs droits humains et, chaque fois, elles ont été réprimées soit en catimini, à l’aide de moyens sournois, soit au vu et au su de tous, par des procédés punitifs et injustes, sans que cela mette fin aux contestations.

Pour avoir désobéi ou protesté, les ­femmes ont été les premières victimes d’arrestations, de coups et de blessures, d’insultes et d’outrages dans la rue, dans les lieux touristiques, professionnels ou éducatifs, les prisons. De génération en génération, nous, les femmes, avons formé une chaîne ininterrompue de protestations contre la théocratie autoritaire. La nouvelle génération est le dernier maillon de cette longue chaîne. Je suis profondément fière d’elle et souhaite de tout mon cœur son succès.

Comment, d’après vous, aboutir à un Iran démocratique ?

En 1906, la révolution constitutionnelle et la création du Parlement montraient le fort potentiel démocratique de l’Iran et des Iraniens. A notre époque, les différents mouvements démocratiques, leur importance croissante dans tous les domaines de la vie sociale, indiquent à leur tour la volonté du peuple iranien d’accéder à la démocratie, à l’égalité et à la liberté. La République islamique est le principal obstacle sur cette voie.

A divers niveaux et sous diverses formes, il y a des conditions préalables à l’avènement de la démocratie. L’existence d’une société civile forte et le respect des droits humains en font partie. La société civile constitue un pilier de la résistance contre le pouvoir autoritaire. Son absence rend la démocratie inatteignable ou du moins retarde sa réalisation. Nous devons donc impérativement renforcer les courants de la société civile et les mettre à l’abri de la répression exercée par le gouvernement.

Durant les deux dernières décennies, la société iranienne a usé de toutes ses forces pour fonder des organisations civiles et élargir leur domaine d’action. Malgré la répression, les peines de prison et la torture des militants, les actions se poursuivent. Cependant, les actes illégaux du régime ont contrecarré les organisations civiles les mieux ancrées dans la population, les privant ainsi d’un cadre légal pour leurs activités.

Les droits humains constituent l’essence de la démocratie. En guise de garantie, nous devons renforcer les organisations indépendantes de défense des droits humains à l’intérieur du pays. Pour aboutir à la liberté et à l’égalité, nous attendons des institutions internationales et des Iraniens de la diaspora qu’ils combattent l’oppression du régime et renforcent les mouvements démocratiques et sociaux. Cet objectif ne peut être atteint qu’en s’unissant et en optant pour une démarche politique cohérente pour soutenir, à l’aide des médias internationaux, les organisations ­civiles indépendantes. Tant que les femmes sont privées de leurs droits, la démocratie n’a aucun sens.

Traduit du persan par Sorour Kasmaï.

Repères
  • 1998 Narges Mohammadi, 26 ans à l’époque, est arrêtée une première fois et passe un an en prison, pour avoir critiqué le régime iranien.
  • 2003 Elle commence à militer pour les droits humains au sein de l’ONG iranienne ­Defenders of Human Rights Center. Elle est dès lors régu­lièrement emprisonnée.
  • 6 octobre 2023 Le prix ­Nobel de la paix lui est attribué, à Oslo, alors qu’elle se trouve détenue à la prison d’Evin.
  • janvier 2024 Elle est ­condamnée à quinze mois de prison supplémentaires, ce qui porte son cumul de peines à douze ans et trois mois.