Les enquêteurs de l’ONU ont réuni les preuves du génocide de l’EI contre les Yézidis

mis à jour le Mardi 11 mai 2021 à 17h02

Lemonde.fr | Par Stéphanie Maupas (La Haye, correspondance)

L’équipe d’enquête spéciale a identifié certains auteurs de ces crimes, ainsi que de ceux commis par les djihadistes contre les conscrits du camp Speicher en Irak en 2014.

L’enquête judiciaire des Nations unies sur les crimes commis par l’organisation Etat islamique (EI) en Irak confirme le génocide de la minorité yézidie. L’équipe d’enquête spéciale de l’ONU (Unitad) a recueilli la « preuve claire et convaincante qu’un génocide a été commis par l’EI contre les yézidis en tant que groupe religieux », a déclaré lundi 10 mai le chef de l’enquête, Karim Khan, devant le Conseil de sécurité. Après la prise de Mossoul par l’Etat islamique et la proclamation du califat, fin juin 2014, la minorité yézidie de la région du Sinjar, dans le nord de l’Irak, avait été ciblée, les hommes massacrés et les femmes soumises à l’esclavage sexuel. Les enquêteurs ont identifié 1 444 auteurs présumés, dont dix-huit hauts responsables, mais leurs noms restent confidentiels.

Invitée à s’exprimer au côté de Karim Khan, la rescapée Nadia Murad a rappelé que « l’EI n’a jamais cherché à se cacher. Des décrets ont été pris, des manuels codifiaient la vente aux enchères des femmes yézidies et ces ventes aux enchères ont encore lieu en ligne ». Elle a ajouté que 2 800 femmes seraient toujours entre les mains de l’EI. L’Etat islamique « a laissé de nombreuses traces » de ses crimes, a assuré Karim Khan. En février, une cérémonie pour le retour des corps de 103 yézidis a été organisée dans la cour d’école du village de Kocho, là même où les villageois avaient été triés par les djihadistes, femmes d’un côté, hommes de l’autre.

Armes chimiques

Les enquêteurs onusiens ont également bouclé le dossier concernant le massacre du camp Speicher, à Tikrit, identifiant 20 hauts responsables de ces crimes commis en juin 2014. Au moins 875 cadets irakiens de l’école de l’air et des soldats avaient été massacrés, leurs corps retrouvés dans onze fosses communes. Fin mai, les enquêteurs débuteront par ailleurs des exhumations sur le site de la prison de Badouche, où jusqu’à 600 chiites ont été ciblés et assassinés en juin 2014, près de Mossoul. D’autres dossiers sont ouverts sur les crimes commis contre les chrétiens, les Kakaï, les Chabak, les Turkmènes et les communautés sunnites. Karim Khan a aussi annoncé à New York l’ouverture d’une nouvelle enquête sur l’utilisation d’armes chimiques. Selon le rapport remis à l’ONU, l’EI aurait utilisé l’université de Mossoul pour stocker et expérimenter des armes chimiques – dont certaines testées sur des prisonniers – et aurait perpétré des attaques au gaz moutarde.

 

Mandatée pour collecter les preuves des crimes de l’EI en Irak et permettre le procès de leurs auteurs, Unitad a déjà transmis des pièces à quatorze pays, essentiellement européens. Au Conseil de sécurité, Nadia Murad a réclamé « des tribunaux internationaux pour prendre en compte l’ampleur universelle des crimes commis par l’EI ». Avec son avocate Amal Clooney, la lauréate du prix Nobel de la paix avait, à cette même tribune, il y a cinq ans, demandé « de saisir la CPI [Cour pénale internationale] de ce génocide, ou bien de créer, par un traité, un tribunal. Nous avions reçu de vaines promesses, dit-elle aujourd’hui, la justice a été repoussée ».

Désormais, « nous avons les preuves, assure-t-elle, mais nous cherchons encore la volonté politique d’engager les poursuites. Si les dirigeants mondiaux ont la volonté de donner suite à ces éléments de preuves, alors je suis certaine que justice sera rendue ». En attendant, si le mandat d’Unitad lui permet de fournir des pièces à toute juridiction ayant enclenché des poursuites contre des membres de l’EI, il prévoit au premier chef une coopération avec Bagdad. Devant le Conseil de sécurité lundi, le représentant de l’Irak à l’ONU a insisté sur « la nécessité, pour notre gouvernement, de recevoir les résultats des enquêtes menées et les données collectées par Unitad au cours de ces trois dernières années ». Unitad « doit respecter pleinement la souveraineté irakienne et ses compétences sur les crimes commis à l’intérieur de ses frontières et contre son peuple », a déclaré Mohamed Ali Al-Hakim.

Bagdad traîne

Unitad n’a, pour l’instant, pas remis ses dossiers. Le projet de loi pour la création d’un tribunal spécial, débattu à Bagdad à l’automne 2020, est au point mort. Et les textes irakiens ne prévoient pas les crimes de génocide ou crimes contre l’humanité. La création de la mission d’enquête, en septembre 2017, avait aussi suscité de nombreux débats à New York, car l’Irak prévoit la peine de mort.

Devant le Conseil, la déléguée française, Diarra Dime-Labille, a rappelé, lundi, « la position constante de l’ONU de non-transmission d’éléments dans le cadre de procédures judiciaires impliquant la possibilité de condamnations à mort, où que ce soit ». Pour Paris, les autorités à Bagdad devront « finaliser le cadre législatif permettant de traduire en justice les membres de Daech dans le respect des standards et des principes les plus élevés en matière de droits de l’homme ». Pourtant, la France n’a jamais demandé l’extradition de ses onze ressortissants condamnés à la peine de mort en juin 2019 par la justice irakienne, favorisant au contraire le maintien des Français de l’EI et de leur famille, enfants compris, dans la région.

Alors que Bagdad traîne, le Parlement de la région autonome du Kurdistan irakien, à Erbil, débat de la création d’un tribunal spécial. Le projet de loi prévoit la nomination de juges et de procureurs internationaux, mais inclut aussi la peine capitale. Un tel tribunal ne pourrait néanmoins juger qu’un nombre limité de suspects. « L’EI a commis presque tous les crimes hors du territoire kurde, explique Ahmed Hawre, fondateur du Kurdistan Center for International Law. Comment un tribunal pourrait poursuivre les auteurs de crimes hors de sa juridiction ? Et la plupart des auteurs de haut rang de l’Etat islamique sont sous le contrôle du gouvernement central [de Bagdad]. Enverra-t-il les auteurs devant ce tribunal ? »

Depuis le début, le sort judiciaire des membres de l’EI a buté sur les frontières dont l’organisation s’était, elle, totalement affranchie. « Notre responsabilité est de garantir le plus grand usage [des preuves collectées] dans le plus grand nombre possible de tribunaux, a encore dit Karim Khan. L’EI est un phénomène mondial qui inclut l’Asie, l’Asie centrale, le Sahel, le Moyen-Orient, l’Afrique du Nord et même l’Europe », a ajouté le Britannique, qui avait, dans le passé, plaidé en faveur d’un Nuremberg contre l’Etat islamique.