Irak: la peur pousse les Kurdes à l`exil

Dans la région de Mossoul, les tensions avec les Arabes entraînent un exode au Kurdistan.

Info   Khabad envoyé spécial - Par Marc SEMO-lundi 24 octobre 2005

les tueurs n'ont même pas pris la peine de se masquer le visage. A l'aube, ils sont entrés dans une petite boutique du quartier de Karama, dans l'est de la ville de Mossoul, et ont abattu son propriétaire, Kamal Ismaël, à bout portant devant trois clients terrorisés.

Ce père de famille sans histoires avait un double tort aux yeux des terroristes islamistes : il était coiffeur et kurde. «Il y avait des menaces contre les coiffeurs accusés de faire des coupes à l'américaine ou de raser les barbes en défiant l'islam. Lui ne se sentait pas visé parce qu'il était un bon musulman, mais il était kurde et cela lui a coûté la vie», soupire Amar, cousin et beau-frère de la victime, qui, lui-même menacé quelques semaines plus tard, a préféré fermer son atelier de mécanique et déménager avec sa famille dans la petite bourgade de Khabad, à 40 km, au-delà de la rivière Zab, dans le Kurdistan irakien qui, depuis 1991, échappe au contrôle de Bagdad. «Je n'ai même pas pu vendre ma maison tellement les prix ont baissé dans le quartier de Karama», insiste le jeune homme qui travaille désormais comme simple ouvrier dans un atelier au bord de la grande route menant à Mossoul.

Exode accéléré. En quelques mois, 261 familles kurdes de Mossoul se sont installées à Khabad. D'autres, beaucoup plus nombreuses, ont préféré s'exiler à Erbil, la capitale du Kurdistan irakien, ou à Dohouk, poumon économique de la province, au nord de Mossoul. Un lent exode qui dure depuis un an et demi et qui s'est accéléré ces derniers mois. A l'approche du référendum constitutionnel, les violences se sont encore amplifiées à Mossoul, ville de 2 millions d'habitants où règne une très grande tension entre Arabes sunnites d'une part et Kurdes de l'autre. Les premiers contrôlent la vieille ville, à l'ouest du Tigre, où ils sont largement majoritaires. Les chrétiens, qui y étaient nombreux, abandonnent progressivement l'antique noyau de la cité. Les seconds sont, pour la plupart, installés sur la rive orientale qui abrite aussi quelques quartiers arabes. Désormais, les groupes armés de la «résistance», où se côtoient islamistes radicaux et anciens baasistes, s'activent surtout dans cette autre partie de la ville.

«Nous n'avons jamais revendiqué une intégration de Mossoul au territoire kurde, même si des Kurdes y vivent depuis plusieurs générations. Maintenant, les terroristes y tentent une stratégie planifiée d'épuration ethnique», martèle Kak Ismet Ergushi, grand patron des services de sécurité dans la capitale kurde, affirmant que la situation est d'autant plus difficile que «de nombreux combattants arrivent par la Syrie toute proche». Dans le nord de l'Irak, une guerre ethnique qui ne dit pas son nom fait rage. Plus à l'est, à Kirkouk, l'autre grande ville, d'autant plus convoitée qu'elle regorge de pétrole, ce sont les Kurdes qui, après avoir été expulsés par Saddam Hussein, revendiquent les lieux et en chassent à leur tour les Arabes.

Arrêtés, les tueurs de Kamal Ismaël, qui avaient de nombreux autres forfaits à leur actif, sont passés aux aveux et leurs dépositions ont été retransmises par les télévisions locales. Comme à l'accoutumée, ils ont reconnu avoir agi pour de l'argent, mais aussi «pour défendre les principes de l'islam». Le tarif d'une exécution oscillerait actuellement entre 10 et 100 dollars selon l'importance des cibles. Et elles ne manquent pas. Ce sont en tout premier lieu «les collaborateurs», c'est-à-dire qui travaillent pour les Américains. «Dans ces cas-là, les tueurs éliminent souvent toute la famille», souligne un carreleur réfugié à Erbil. Mais sont aussi visés ceux qui travaillent avec les partis kurdes ou ont des proches enrôlés au sein des peshmergas (les combattants kurdes), qui, formellement intégrés aux forces de sécurité, ont gardé de fait leur autonomie mais participent activement à la lutte contre la guérilla hors du Kurdistan. Et il y a aussi tous ceux qui travaillent ou commercent avec cette région autonome. Et ceux qui, simplement, défient les préceptes de l'islam tel que le professent ces groupes fondamentalistes.

Imane Saadi, 10 ans, n'oubliera jamais ce jour de la mi-septembre. «En arrivant à l'école, j'ai vu une grande tache de sang, puis on nous a tout de suite dit de rentrer à la maison», raconte la fillette. Juste avant l'arrivée des élèves, trois de ses professeurs ­ grammaire, Coran et anglais ­ ont été abattus à la mitraillette dans les locaux de l'école Tal Karama, dans le quartier homonyme. Ils venaient de recevoir les nouveaux manuels scolaires, désormais sans la photo de Saddam et avec de nouveaux programmes, et comptaient en faire usage. Ils l'ont payé de leur vie et il y a eu de nouvelles menaces. «Alors les professeurs ont repris les anciens livres», soupire, résignée, la mère.

La famille Saadi vient d'arriver à Khabad et n'a trouvé pour s'abriter qu'une sordide baraque en périphérie qu'ils louent 100 dollars par mois. Ce qui les a déterminés à partir, c'est une affiche manuscrite apposée un matin sur la porte du garage où Mohammad Jibrahil, le père, remisait son camion, affirmant simplement :«Il est interdit de travailler à Erbil.» Les livraisons entre Mossoul et la capitale kurde représentaient sa principale activité. Marwan Fatah, petit patron mécanicien, avait, lui, reçu une lettre de la même teneur, que trois individus à visage découvert étaient venus donner à ses ouvriers. «Je suis resté terré chez moi un mois, le temps d'organiser mon départ», témoigne ce réfugié arrivé à Khabad début octobre.

La peur au ventre. «Ils sont très bien renseignés et contrôlent tout. Les terroristes ont des informateurs partout, y compris dans les quartiers kurdes, avec d'anciens sbires du temps de Saddam», confie A., universitaire kurde originaire de Mossoul, qui ne revient que rarement dans sa ville natale, et toujours la peur au ventre. Chaque fois, il voit la situation un peu plus tendue, la méfiance, sinon la haine, monter entre voisins d'ethnies différentes. «Les Arabes d'à côté avaient caché des grenades sur mon toit en espérant que les Américains les découvrent et m'arrêtent, mais je les ai trouvées à temps», raconte Mohammad Jibrahil, le camionneur. Et chacun parmi les réfugiés y va d'une anecdote similaire. Ces campagnes d'intimidation semblent en tout cas payer. «Dans le quartier de Karama, il y avait avant une large majorité de Kurdes, constate, amer, Marwan Fatah ; maintenant, il n'y en a presque plus.»

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