En Irak, les enquêteurs de l’ONU sur les traces des crimes de masse de l’organisation Etat islamique

mis à jour le Vendredi 16 juillet 2021 à 16h39

Par Stéphanie Maupas(envoyée spéciale, Bagdad, Badouche, Tal Kayf et Sinjar)

Au moyen d’outils high-tech, les preuves des crimes de masse perpétrés en Irak par le groupe djihadiste de 2014 à 2017 sont rassemblées en vue de poursuivre ses membres en justice.

 

1006, 1109, 0614… Des dizaines de mots de passe, craqués en quelques secondes, défilent sur l’écran d’un ordinateur du laboratoire. L’expert forensique peut enfin accéder au cœur des téléphones mobiles retrouvés sur le champ de bataille et révéler les secrets de l’organisation Etat islamique (EI) cachés dans les cartes SIM. « Le jeu, maintenant, c’est de les faire parler ! », explique Adrien, qui souhaite garder l’anonymat pour des raisons de sécurité. Au cœur de la zone verte à Bagdad, le secteur ultra-protégé de la capitale irakienne, ce laboratoire high-tech a des airs de Bureau des légendes.

L’équipe scientifique des Nations unies y traite « les preuves tangibles » des crimes commis par l’EI lors de l’occupation du nord et de l’ouest de l’Irak, de 2014 à 2017. Téléphones mobiles et disques durs portent les traces laissées par les auteurs des massacres qui ont endeuillé le pays et terrifié le monde. C’est la première véritable enquête high-tech sur des crimes de masse. Aux preuves électroniques s’ajoutent les centaines de témoignages collectés par les six équipes d’enquête sur le terrain, les analyses balistiques et celles tirées de l’exhumation des charniers. Au moins 202 fosses communes ont été découvertes par l’ONU, comme de sinistres cailloux blancs posés sur la route de l’organisation terroriste.

En septembre 2017, le Conseil de sécurité des Nations unies votait à l’unanimité la mise sur pied d’une équipe d’enquête (Unitad) chargée de recueillir, conserver et stocker les preuves de crimes contre l’humanité, crimes de guerre et génocide commis en Irak par l’EI. Le mandat dépasse la simple mission d’établissement des faits. C’est une véritable enquête judiciaire. Durant deux semaines, ses enquêteurs ont ouvert leurs portes au Monde et partagé leur quotidien sur une scène de crimes de quelque 56 000 km2.

Rassembler des preuves

A « la villa », l’une des anciennes résidences du sinistre Oudaï, fils aîné de Saddam Hussein et as de cœur du jeu de cartes créé par les Américains lors de la traque des figures du régime après l’invasion de 2003, le benjamin de l’équipe doit travailler sur « des preuves de champ de bataille ». Adrien nettoie les connecteurs d’un disque dur obstrué par de la terre et du sang. « Toute la connectique est complètement défoncée, observe l’expert forensique. Il a pu être dans une maison qui a explosé ou à l’arrière d’une voiture qui a servi dans des attaques. Ici, on extrait des informations sur des ordinateurs qui ont dix ans, qui ont passé leur vie sous 50 degrés et dans la poussière. »

Pour rassembler ces preuves, les enquêteurs travaillent en coopération avec les services de renseignement, de police et de justice irakiens. En février, un convoi de 35 personnes transportant un mini-laboratoire et 150 kg de matériel a ainsi pris la route de Mossoul. L’expert forensique est allé examiner du matériel saisi après la reconquête de la ville, en 2017, par les forces de sécurité irakiennes, avec le soutien de la coalition internationale anti-EI. « Nous avons fait des copies pures et parfaites » de disques durs et de cartes SIM saisis par les renseignements militaires irakiens, « des jumeaux numériques » conformes aux originaux et dès lors « acceptables par un tribunal », explique le Français. Ces preuves, précise Adrien, sont « la propriété du gouvernement irakien, avec lequel il a fallu bâtir des relations de confiance pour accéder aux archives ».

Et tout n’a pas été simple. Si Unitad apporte un soutien opérationnel à la justice irakienne – par des formations à l’analyse de preuves, la reconstitution digitale de scènes de crimes, l’archivage de dossiers… –, ses enquêteurs ont l’interdiction de partager des informations qui pourraient conduire à une condamnation à mort, peine prévue en Irak dans les affaires de terrorisme. Début mai, l’ambassadeur d’Irak aux Nations unies, Mohammed Hussein Bahr Aluloom, reprochait ainsi à Unitad de ne pas transmettre ses dossiers. « L’Irak doit s’assurer de l’intégrité des données et bénéficier des résultats avant quiconque, explique Lukman Faily, chef du comité irakien de coordination avec Unitad. Il ne faut pas oublier que tout cela s’est déroulé sur le sol irakien, pas oublier, non plus, que nous avons eu les sanctions de l’ONU, l’occupation américaine, Daech [acronyme arabe de l’organisation Etat islamique]. Tout cela tourne autour de la violation de notre souveraineté. Alors oui, nous soutenons le mandat [d’Unitad], mais nous restons prudents. »

Juger les membres de l’EI

Seule l’adoption d’un projet de loi, en discussion devant le Parlement de Bagdad, pourrait permettre de lever l’interdiction faite aux enquêteurs d’Unitad de partager des pièces pouvant conduire à des condamnations à mort. En débat depuis l’automne 2020, ce texte prévoit de juger les membres de l’EI pour génocide, crimes contre l’humanité et crimes de guerre, des crimes qui ne figurent pas dans le code pénal irakien.

Jusqu’ici, des centaines de djihadistes ont été condamnés en Irak pour « terrorisme » et beaucoup ont été condamnés à mort et exécutés. Mais « ces accusations de terrorisme ne reflètent pas la nature des crimes qui ont pu être commis », estime Christopher Gosnell, juriste principal d’Unitad. La nouvelle loi pourrait surtout laisser en suspens la question de la sentence. Ouvrant ainsi la possibilité d’obtenir, dans un second temps, la garantie qu’aucune condamnation à mort ne soit prononcée pour ces crimes-là.

A Erbil, un projet de loi établissant une cour spéciale, qui serait composée de juges nationaux et étrangers, est aussi à l’étude devant le Parlement. Il donnerait compétence universelle à la province autonome du Kurdistan irakien pour juger les crimes de masse commis par l’EI. « Ce tribunal s’occupera des criminels de l’EI dans le monde entier, pour des atrocités commises en Irak », explique le docteur Dindar Zebari, chargé du plaidoyer international au sein du gouvernement régional du Kurdistan. « Unitad sera le mécanisme permettant de les amener ici, devant les tribunaux », espère-t-il. Mais l’initiative déplaît à Bagdad. Fin juin, la Cour suprême a rejeté la proposition, estimant notamment que la désignation de juges étrangers serait une violation de la souveraineté de l’Irak. Selon deux sources, les partis chiites au pouvoir s’opposeraient à toute loi, de crainte de voir les milices poursuivies à leur tour, même si les deux projets de loi visent spécifiquement les crimes commis par l’Etat islamique.

Des images de têtes coupées, de victimes encagées, brûlées vives

Malgré les obstacles de la justice irakienne, Unitad avance sur un autre volet de son mandat : « encourager » les poursuites « dans le monde entier ». Les enquêteurs ont reçu les requêtes de quatorze pays, en Europe, au Moyen-Orient et ailleurs et, dans certain cas, fourni des pièces à conviction aux justices nationales, avec l’aval de Bagdad. En Europe, plusieurs combattants de l’EI ont été jugés pour des crimes en Irak.

Le 16 juin, la justice allemande a ainsi condamné une femme à six ans et six mois de prison pour avoir vendu aux soldats de l’EI de jeunes filles yézidies, réduites à l’esclavage sexuel. « Nous avons trouvé des preuves de trafics d’êtres humains dans les téléphones portables, des photos de jeunes femmes, avec leur description physique, leurs mensurations », raconte Eliza, qui souhaite garder l’anonymat pour des raisons de sécurité. Cette ancienne d’Interpol analyse les centaines de photos et de vidéos postées sur les réseaux sociaux par la propagande de l’EI. Pour répondre aux requêtes des enquêteurs d’Unitad déployés en Irak ou à celles des justices étrangères, il lui faut visionner encore et toujours les mêmes images de coups, de têtes coupées, de victimes encagées, brûlées vives. Jusqu’à la nausée.

Une affaire la hante. Celle visant des frères jumeaux repérés sur l’une des scènes de massacre des cadets du camp Speicher, en juin 2014. Réfugiés en Finlande, les deux hommes ont été jugés, puis finalement relaxés en 2019, les juges n’ayant pu les distinguer l’un de l’autre. Sur les vidéos stockées au laboratoire, l’un d’eux apparaît pourtant à visage découvert, coiffé d’un béret rouge, exécutant onze cadets de l’académie de l’armée de l’air. Ce jour-là, lorsque l’Etat islamique est entré dans Tikrit, le 12 juin 2014, quelque 1 700 cadets ont été exécutés. Incités par leurs commandants, les jeunes conscrits avaient quitté leurs uniformes et abandonné leurs armes avant de quitter la base. Ils ont été interceptés sur la route par les djihadistes et abattus sur plusieurs sites.

« Tuez-les tous, où que vous les trouviez »

Au rapport devant le Conseil de sécurité de l’ONU, le 10 mai, Karim Khan, alors conseiller spécial et chef de l’enquête [aujourd’hui procureur de la Cour pénale internationale], a dénoncé des crimes de guerre contre les cadets. Basé sur les preuves vidéos, a-t-il ajouté, « il est clair que le crime d’incitation directe et publique à commettre le génocide a eu lieu ». Le titre de l’une des vidéos, diffusée par la propagande de l’EI, parle de lui-même, a estimé le Britannique : « Tuez-les tous, où que vous les trouviez. »

Sept ans ont passé depuis le massacre de Speicher. Sous un soleil de plomb, une petite délégation d’Unitad s’enfonce sous le pont où est commémoré le massacre, ce 12 juin. Au débarcadère, où plus de 280 recrues ont été exécutées d’une balle, la foule se masse, freinant la progression sur le mémorial du chef de l’enquête Tikrit d’Unitad. Un vieil homme au visage buriné, coiffé d’un keffieh noir et blanc, frêle silhouette dans sa dichdacha blanche, s’avance. « Où est-il ? Où est mon fils ? ». Les yeux brillants de douleur et les traits durcis de colère disent la tristesse de centaines de familles venues se souvenir, brandissant les photos de leur fils, mari ou frère. « Tout cela prend du temps, tente, didactique, le chef d’enquête, mais nous y travaillons. » Un homme à l’embonpoint affirmé, une tête au-dessus de la foule, capte à son tour les regards. Il accuse l’ONU, le gouvernement de Nouri Al-Maliki qui était au pouvoir lors du massacre et tous ceux à sa portée.

Après un bref discours, la petite délégation quitte le site, direction le tribunal de Tikrit. Elle est attendue par le juge antiterroriste du gouvernorat de Salaheddine, à qui Unitad propose de digitaliser les archives des procès. Une vingtaine de tribunaux à travers le pays seront bientôt équipés pour pouvoir sauvegarder ces dossiers, comme au tribunal d’Al-Rusafa à Bagdad, où le juge Yasser Al-Khozei instruit l’affaire Speicher. « Il y a un certain nombre de suspects dans les pays européens, que nous recherchons pour leur participation dans les crimes de Speicher, et ces terroristes sont très dangereux », dit-il. Avant même le massacre des cadets, ils étaient engagés dans des actions terroristes, assure le juge qui, en douze ans dans l’antiterrorisme, a été le témoin privilégié de l’émergence d’Al-Qaida et de l’EI. Il évoque 425 fugitifs, dont « beaucoup ont peut-être demandé l’asile dans des pays européens ». Le magistrat ne réclame pas leur extradition, de toute façon refusée par des Européens opposés à la peine de mort, mais « il faut les poursuivre, insiste-t-il, là où ils ont été arrêtés ».

L’EI a revendiqué l’horreur

Comme Ahmed Hamdan El-Aswadi, intercepté à Lisieux en mars 2018. Le dossier est entre les mains du parquet crimes de guerre et terrorisme de Paris, qui réclame des pièces à conviction à la justice irakienne et à Unitad. Le suspect « aurait joué un rôle majeur dans le massacre de Speicher, explique Eliza. Nous essayons de récupérer des photos de lui dans la base car malheureusement, on ne peut pas voir son visage sur les vidéos ». Pour traiter cette masse colossale de données et répondre aux demandes, Unitad continue de développer ses propres outils d’analyse, en partenariat avec Microsoft. Le logiciel maison utilise l’intelligence artificielle, et doit à terme permettre la reconnaissance faciale, vocale, optique et traduire automatiquement les vidéos en anglais.

A ce jour, 875 des victimes du camp Speicher ont été exhumées de onze fosses communes et identifiées par la Commission internationale pour les personnes disparues (ICMP), la direction des charniers de la Fondation des martyrs irakiens et Unitad. « Je me rappelle qu’à Speicher, la fosse était fraîche, lâche Saleh, l’un des employés. Il y avait le cadavre d’un homme et il tenait à la main la photo de son enfant. » Actuellement, c’est près des ruines de la prison de Badouch, au nord de Mossoul, que l’équipe onusienne exhume les corps. Près de 600 prisonniers chiites y ont été exécutés en juin 2014 tandis que les sunnites étaient libérés par les djihadistes. Sous une chaleur étouffante, l’équipe fouille le sol d’un oued asséché. Les restes exhumés sont rangés dans des sacs mortuaires blancs puis déposés dans le camion frigorifique. Il est midi, l’équipe s’est réfugiée sous un auvent. Fouad, l’un des « exhumeurs », tranche une généreuse pastèque d’un coup de poignard.

« C’est la population locale qui a découvert les fosses communes, explique Caroline Barker, chef de l’unité d’archéologie et d’anthropologie médico-légale d’Unitad. Ils ont entendu des choses. Il y a l’odeur aussi, les corps n’étaient pas sous le sol. » A Badouch, Tikrit ou Sinjar, « on ne pourra pas accuser Daech d’avoir dissimulé ses crimes », dit-elle. « Ils ont pris les villes et les villages. Ils bâtissaient le califat. Ils étaient là pour rester. » L’Etat islamique n’a ni enfoui les dépouilles, ni déplacé les cadavres, comme l’ont fait les soldats serbes de Bosnie à Srebrenica. Ils ont revendiqué l’horreur.

Prélever des empreintes ADN et identifier les corps

Depuis sept ans, la scène de crime a été modifiée par les intempéries, « rares mais diluviennes », les animaux et les humains. « Nous travaillons avec des images satellites, poursuit l’archéologue britannique, tous les contacts laissent une trace. En retirant ces traces une à une, comme on enlèverait les couches d’un oignon, on finit par retrouver la scène initiale. » Parallèlement, une campagne auprès des familles des victimes a été lancée dans plusieurs provinces pour prélever des empreintes ADN et identifier les corps. L’équipe chargée de l’enquête sur Mossoul a obtenu la liste des prisonniers. Des images en 3D pourront, un jour, permettre de « présenter le site à des juges » trop éloignés de l’Irak pour y organiser des reconstitutions.

Les premières exhumations auxquelles a participé Unitad remontent à mars 2019 dans la plaine de Sinjar. Après identification, 104 corps ont été remis aux proches et enterrés lors d’une cérémonie organisée fin février dans la cour de l’école où l’EI avait « trié » les yézidis. Femmes d’un côté, promises aux viols et vendues aux enchères. Hommes de l’autre, exécutés.

A New York, début mai, Karim Khan pouvait établir juridiquement qu’un génocide a été perpétré par l’EI contre la minorité yézidie, une communauté kurdophone pratiquant une religion monothéiste vieille de plus de 4 000 ans. « L’intention de l’EI de détruire les yézidis, physiquement et biologiquement, se manifeste dans l’ultimatum qui a été répété dans tant de villages d’Irak : la conversion ou la mort », disait-il face aux diplomates. « Je me rappelle les funérailles de Kocho, raconte Caroline Barker. Je ne connaissais pas ceux qui étaient dans les cercueils, mais voir ce deuil collectif était bouleversant. Il est beaucoup plus difficile de s’occuper des vivants », dit celle qui côtoie les morts au quotidien.

Préparation d’actes d’accusation

Les vivants, c’est l’affaire des enquêteurs de l’équipe Sinjar. Ils ont déjà identifié 1 444 auteurs de massacres, de violences sexuelles et de transferts forcés, dont dix-huit hauts responsables. Leurs noms restent confidentiels. L’unité prépare désormais les actes d’accusation. Au pied du mont Sinjar, mi-juin, le convoi de l’ONU file à vive allure sur la route 47, axe stratégique entre les deux fiefs de l’Etat islamique, Rakka en Syrie et Mossoul en Irak. Il dépasse Tall Afar, dont sont sortis plusieurs cadres influents de l’EI, et où beaucoup de femmes yézidies ont été parquées avant d’être vendues.

Le convoi s’enfonce vers Charaf Ad-Din, pour y rencontrer « le Lion du Sinjar ». Qassim Shesho est une figure de la résistance yézidie face à l’Etat islamique. Réfugié en Allemagne après avoir goûté aux geôles de la famille Assad en Syrie, d’où il luttait contre Saddam Hussein, il est revenu en 2014 « pour son peuple et 1 000 dunums de terres ». Après avoir combattu à la tête d’une milice qu’il a créée, il est aujourd’hui au cœur des rivalités politiques qui divisent les yézidis depuis la défaite de l’EI.

« Nous ne pensions pas qu’ils attaqueraient de façon si brutale », raconte Qassim Shesho. Dix-sept fois, l’EI a tenté de prendre le temple de Charaf Al-Din, blotti sur le flanc du mont Sinjar, symbole de la résistance aux persécutions subies par la minorité à travers les siècles. Aux enquêteurs, il ne livrera pas un seul nom de ses frères d’armes. Et pas un seul nom de ses ennemis, ceux qui ont rejoint l’EI. Même ceux des prisonniers. « J’ai les cartes d’identité mais j’ai un travail à faire avec », lâche-t-il. Un dialogue serré s’engage avec les deux enquêteurs. Il assure avoir attrapé quatre terroristes de l’EI, remis aux Assayich, les services de renseignement du Kurdistan irakien, mais ils ont ensuite été libérés, raconte-t-il, amer.

L’un est devenu le maire d’un village proche, mais « maintenant, j’ai oublié son nom ! » esquive Qassim Shesho. « Il y a 45 plaintes contre moi à Bagdad », dit-il de sa voix rocailleuse. Les représailles perpétrées lors de la reconquête du Sinjar, notamment par des chefs de milices yézidies, n’intéressent pas les enquêteurs. Les investigations d’Unitad visent les seuls combattants de l’organisation djihadiste. Mais Qassim Shesho ne coopérera pas avec la justice, à laquelle il ne croit plus, qu’elle soit nationale ou internationale. « Je me battrai et je me vengerai », lâche-t-il.

Les enquêteurs poursuivent leur quête auprès d’Haider Shesho. Le neveu du « Lion du Sinjar » les accueille dans sa maison – qui était la dernière avant la ligne de front, en 2014 –, avec une petite délégation de responsables locaux yézidis. Unitad attend des preuves, des témoins, des cartes SIM, des registres de combat. « Nous avons les données, des milliers de données, mais nous avons besoin de témoins pour les comprendre », explique l’enquêtrice. « Tous ceux qui ont téléphoné après 11 h 30 le 15 août [2014] à Kocho sont des suspects », ajoute l’analyste de l’équipe. A ce moment-là, dans l’école du village, les djihadistes avaient dépouillé les yézidis de leurs téléphones mobiles et de leurs bijoux. Après trois heures d’entretien, les enquêteurs repartent avec des promesses de coopération.

A trente minutes de là, le maire de Sinjar, Fahad Hamid Omar, salue à son tour l’équipe d’Unitad. « Vous avez mis un mot [génocide] sur ce qui est arrivé et nous sommes reconnaissants pour cela », dit le maire, qui promet aussi sa coopération. L’équipe part ensuite à la rencontre d’un potentiel témoin, blessé dans les combats. Mais deux agents des services de renseignement irakiens tentent d’imposer leur présence. L’enquêtrice en cheffe dénonce « une atteinte à l’intégrité de l’enquête ». Les deux hommes sont priés de rester dehors. « Il y a beaucoup d’yeux posés sur Unitad, des sunnites, des chiites, du PDK [Parti démocratique du Kurdistan], et d’autres », commente Saad, un enquêteur yézidi. L’équipe devra renoncer à l’audition du témoin suivant.

C’est ensuite au tribunal de Tal Kayf, au nord de Mossoul, que se rendent les enquêteurs, pour y rencontrer les juges. Un procès est en cours. Le plaignant prête serment sur un Coran recouvert de film plastique, épidémie de Covid-19 oblige. L’accusée, une voisine, a été membre de la hisba, la police des mœurs de l’EI. Lors de l’occupation, elle aurait demandé au plaignant, un ancien policier, de remettre son AK-47 et de prêter allégeance au califat autoproclamé d’Abou Bakr Al-Baghdadi. Voilée, vêtue d’une robe noire, elle lève les mains au ciel et crie son innocence : « Je jure sur Dieu que je n’ai rien à voir, il n’y avait pas de brigades de femmes. » « J’ai condamné des dizaines de femmes pour leur appartenance aux brigades féminines de la hisba ! », rappelle le président. « Quinze ans de prison », tranche-t-il après un court délibéré. La trentenaire risquait la mort. Mais le juge explique les raisons de sa clémence aux enquêteurs d’Unitad : la condamnée est mère de quatre enfants. Et les preuves étaient insuffisantes. D’autres preuves se trouvent, peut-être, dans la gigantesque base de données d’Unitad, mais il reste aujourd’hui impossible de la partager avec la justice irakienne.