Guerre incessante d’Erdogan contre ses ennemis intérieurs : Arméniens, Kurdes et « Turcs blancs »

mis à jour le Vendredi 29 avril 2022 à 18h02

Ni les tensions géopolitiques de la guerre en Ukraine, ni le mois de ramadan qui devrait en principe inciter les musulmans pieux à la paix et à la réconciliation, ne tempèrent la hargne et l’agressivité du président turc contre ses ennemis intérieurs arméniens, kurdes et turcs dits blancs parce que laïcs et occidentalisés.  Plongé dans une grave crise économique avec une inflation à plus de 60%, les réserves de la Banque centrale en négatif, des couches populaires au bord de la famine, le pouvoir turc joue une fois de plus la carte de la patrie en « danger existentiel » sous la menace de ses ennemis extérieurs et intérieurs lance de vastes opérations militaires au Kurdistan irakien, menace d’intervenir à nouveau contre les Kurdes syriens, mobilise l’appareil judiciaire pour dissoudre le parti pro-kurde HDP et condamner des personnalités de la société civile turque qui ne lui ont pas fait allégeance.

Voici un récapitulatif de ces dernières semaines mouvementées.

La commémoration publique du 107ème anniversaire du génocide arménien de 1915 a, cette année encore, été interdite.  Seule une petite réunion au cimetière arménien d’Istanbul a pu se tenir.    

A cette occasion, le parti démocratique des peuples (HDP) a brisé le consensus politique turc de négation en publiant une déclaration appelant la Turquie à « faire face aux vérités historiques, demander pardon aux peuples et croyances victimes et rechercher une justice réparatrice »

« Remettre à plus tard la confrontation avec la honte qui rend notre géographie stérile ne sert pas la paix sociale et le débat pour la vérité » poursuit la déclaration qui ajoute : « Une vérité historique et universelle est valable partout dans le monde.  La confrontation avec les crimes contre l’humanité est un pas important vers l’établissement d’un avenir commun et égalitaire et vers la paix sociale ».  « Nous partageons les 107 ans de souffrances et nous ressentons la tragédie humaine vécue au plus profond de nos cœurs » conclut le Comité exécutif de ce parti menacé d’interdiction par le pouvoir turc. (Voir le texte intégral de cette déclaration en pièce-jointe)

Un député de ce parti, Garo PAYLAN, d’origine arménienne, a déposé devant l’Assemblée nationale turque un projet de résolution pour la reconnaissance du génocide arménien. Le président AKP de cette assemblée, Mustafa ŞENTOP, a refusé d’inscrire ce projet à l’ordre du jour l’estimant « contraire au règlement intérieur ».

La déclaration du HDP et le projet de résolution de son député PAYLAN ont suscité une levée de boucliers de la part des media et des représentants de tous les partis turcs, y compris le principal parti d’opposition CHP de Kemal KILIÇDAROĞLU.  Le président turc et ses divers porte-parole crient au scandale et à la trahison et appellent la justice à sanctionner sans délai « ceux qui calomnient le peuple turc ».  Selon eux « dans la glorieuse histoire turque il n’y a jamais eu de massacre ni de mauvais traitements ».  Arméniens et Assyro-chaldéens victimes du génocide de 1915, les Kurdes dont l’oppression est allée jusqu’à l’interdiction de leur langue, ne feraient que calomnier le peuple turc tout comme les pays qui ont reconnu le génocide arménien.  Le président turc accuse son homologue américain, Joe Biden, qui a publié un communiqué à l’occasion de l’anniversaire du génocide arménien, d’ignorer l’histoire.  Victor HUGO, qui lors des massacres des populations grecques par l’armée ottomane en 1830 avait, dans son poème « Enfant grec », écrit « les Turcs sont passés par là, tout est deuil et ruines » devait lui aussi être un ignorant et calomniateur à en croire le pouvoir turc.

Poursuites contre le HDP

Ce parti, qui regroupe outre les militants kurdes, des représentants des minorités religieuses, ethniques et sexuelles du pays, est devenu la bête noire du régime.  Ses  principaux dirigeants dont des députés et maires élus, et près de 5.000 de ses cadres sont en prison.  La deuxième formation politique de l’opposition, après le parti républicain du peuple (CHP), est interdit d’antenne sur les principaux media turcs contrôlés à plus de 95% par le pouvoir.  A la demande de celui-ci une procédure devant la Cour constitutionnelle visant à la dissolution du HDP et à l’interdiction de la vie politique de ses dirigeants, députés et maires élus pour une période de 10 ans.  Le temps pour le président turc de poursuivre sa mission de réislamisation de la Turquie sans autre opposition que celle, convenue et gérable, du parti kemaliste CHP et ses alliés d’extrême-droite.

Menaces sur le Rojava

Intraitable sur le passé ottoman et turc, le président turc a relancé une énième opération militaire d’envergure contre les zones frontalières du Kurdistan irakien « pour aller frapper les terroristes du PKK dans leurs antres et cavernes ».  Un langage qui n’est pas sans rappeler celui tenu par son modèle Vladimir POUTINE lors de la guerre de Tchétchénie.  Près de 400 villages du Kurdistan, déjà martyrisés par Saddam HUSSEIN, subissent régulièrement des bombardements de l’aviation et de l’artillerie turques.  Cette guerre dévastatrice réduit en ruines nombre de villages, incendie des forêts, détruit des sites préhistoriques d’une valeur inestimable dans le silence des pays occidentaux et de l’UNESCO et malgré les protestations vaines du gouvernement irakien qui dénonce la violation de son intégrité territoriale.

Assuré de l’impunité comme allié de l’OTAN, le président turc qui affiche une posture de médiateur et de « faiseur de paix » dans le conflit russo-ukrainien menace d’intervenir à nouveau dans le Rojava sous contrôle kurde afin d’en « chasser les terroristes », non pas ceux de Daech, protégés par les services turcs et souvent recyclés sous les uniformes de la prétendue « Armée syrienne libre », une milice de mercenaires chargée des basses besognes de l’armée turque dans les territoires kurdes occupés devenus des zones de protection d’une quarantaine de milices djihadistes et islamistes de tout poil.  La Turquie veut faire la guerre aux combattants kurdes qui, avec le soutien logistique de la coalition occidentale, ont mis fin au califat islamique de Daech et luttent quotidiennement contre la résurgence de ce mouvement djihadiste. Se croyant indispensable à l’OTAN dans la conjoncture actuelle même si elle n’applique aucune de ses sanctions contre la Russie, la Turquie d’Erdogan est tentée de tester la réactivité du président américain Joe BIDEN sur la question kurde.

Le « Soros turc » Osman KAVALA condamné à perpétuité

Les opposants « turcs blancs » c’est-à-dire occidentalisés, sont eux aussi victimes de la vindicte et de la hargne du président turc islamiste.  L’un d’eux, homme d’affaires et mécène turc, Osman Kavala, accusé d’avoir financé les manifestations pour la sauvegarde du parc Gezi, menacé par de projets immobiliers des amis d’Erdogan, vient d’être condamné à une peine de perpétuité par un tribunal d’Istanbul dont le juge est un ancien candidat d’AKP.  Lors du procès précédent, M. KAVALA avait été acquitté car le dossier d’accusation était inconsistant. La Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg avait également rendu un arrêt demandant la libération sans délai de M. Kavala.  La Turquie a refusé de se conformer à cet arrêt pourtant obligatoire ce qui devrait, en principe, conduire sinon à son exclusion du moins à sa suspension du Conseil de l’Europe.

Commentant cette condamnation, le président turc a le 27 avril déclaré que c’était « une leçon de droit et de justice pour tous ceux qui ont l’intention de contester dans la rue son pouvoir.  Pour le chef de l’opposition parlementaire Kemal KILIÇDAROĞLU, cette décision d’une justice aux ordres du palais est une honte pour la Turquie dont l’image va encore se dégrader dans l’opinion publique internationale.  Les « préoccupations » exprimées par les chancelleries occidentales demandant la libération d’Osman KAVALA sont pour Erdogan et ses partisans la preuve que le « Soros turc »  était en service commandé pour déstabiliser la Turquie à l’Instar des révolutions de couleur dans les pays de l’Est.

Le tribunal d’Istanbul a condamné à 18 ans de prison ferme sept autres intellectuels et artistes turcs qui avaient soutenu cette protestation écologiste et pacifique qui jusque-là comparaissaient en prévenus libres.  Ils ont tous été arrêtés et incarcérés à la prison de Bekirkoy d’Istanbul. Parmi eux la productrice de cinéma Çiğdem MATER vivant entre Istanbul et Hambourg.

Dans la Turquie d’Erdogan, un mouvement de contestation comme celui des Gilets jaunes aurait donné lieu à des massacres.

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