« La Turquie d’Erdogan, ce laboratoire belliciste aux portes de l’Europe »

mis à jour le Mercredi 2 decembre 2020 à 16h10

Lefigaro.fr | Alexandre Devecchio
 
LE SABRE ET LE TURBAN. JUSQU’OÙ IRA LA TURQUIE ? JEAN-FRANÇOIS Colosimoéditions du Cerf, 213 pages, 15 euros.

Les fantômes du passé 

Qui, dans ses frontières, confisque la démocratie, purge l’appareil d’État, réprime l’opposition, muselle la presse, embastille les artistes, persécute les minorités et entre en guerre ouverte contre des pans entiers de la population afin d’être consacré le champion de l’islam politique ? Qui, hors de ses frontières, défie l’Amérique, rivalise avec la Russie, rackette l’Europe, couvre Daech, poursuit les Kurdes au Proche-Orient, envoie des mercenaires en Libye, traque les Arméniens dans le Caucase afin d’être couronné patron de l’internationale islamiste ? Qui se veut un nouveau sultan, se prétend un nouveau calife, entend restaurer l’Empire ottoman afin d’être considéré comme l’un des maîtres du jeu planétaire ? La diabolisation dont il est l’objet ravit Recep Tayyip Erdogan. Il la réclame et l’encourage. Sa stratégie de provocation renforce son système d’intimidation. Elle n’est pourtant que le voile d’un mal plus ancien. Le douzième président de la République turque accomplit, en la portant à son paroxysme, la fuite en avant que la Turquie moderne connaît depuis qu’elle a été fondée, en 1923, par Mustafa Kemal, dit Atatürk. Et dont lui-même, son lointain successeur, mais le seul à l’égaler en ambition et en domination, n’est jamais que le double inversé, le frère en apparence ennemi et en réalité jumeau (…).

S’agissant de la Turquie, nous avons pris l’habitude de minimiser les faits, de minorer les gestes en pariant que demain tout irait mieux. Parce qu’elle avait adopté le progrès, elle progresserait, inéluctablement. Nos indifférences et nos négligences débordent désormais notre entendement. Nos idées préconçues, nos illusions consenties se découvrent toutes vaines. Nous commençons à peine à comprendre que nous n’avons rien compris à la Turquie (…). Pourquoi nous sommes-nous trompés sur le bilan d’Atatürk et sur l’héritage qu’il a laissé ? Pourquoi nous sommes-nous abusés sur les débuts d’Erdogan et sur ce qu’il allait faire ? Pourquoi est-il faux d’opposer l’un à l’autre ?

Parce que nous avons renoncé, a priori, à les lire tous deux en miroir, dans leur parenté. Parce qu’un tel regard nous aurait obligés à sortir de nos propres schémas manichéens. Parce qu’il nous aurait fallu réviser nos préjugés à la fois sur les rêves utopiques d’hier, les cauchemars idéologiques d’aujourd’hui. Et admettre leur choquante unité. Atatürk et Erdogan sont ennemis par la théâtralisation de l’idéologie, mais complices dans la volonté d’hégémonie.

Pour comprendre un tant soit peu la Turquie, il faut renverser la dichotomie, retrouver la symétrie. Plonger dans les cent ans de vertiges continus qu’a traversés la République turque hantée par le souvenir ambigu de l’Empire ottoman. Convoquer les fantômes qui ont présidé à sa naissance, ceux du génocide des Arméniens en 1915, du nettoyage ethnique des Grecs en 1923, des massacres des Kurdes et des Alévis dès 1928. Dévoiler les dessous des coups d’État militaires qui, entre 1960 et 2016, ont étranglé les aspirations à la démocratie. Divulguer les compromissions de Washington depuis 1945 et de Bruxelles jusqu’à aujourd’hui, en 2020. Montrer comment la Turquie constitue le plus explosif des laboratoires bellicistes à trois heures d’avion de Paris, Berlin, Londres. Et ne pas oublier, tout du long, le cortège des Turcs qui ont été tués, emprisonnés, exilés pour avoir dit non au mensonge institutionnalisé. Qu’ils aient eu à souffrir du sabre politique, du turban religieux, ou des deux.

Sainte-Sophie, un symbole de conquête

Cela faisait des années qu’Erdogan annonçait la proche reconversion d’Hagia Sophia en Ayasofya. Personne n’y prêtait l’oreille. Tout juste une rodomontade de plus. Là aussi, il aurait suffi d’ouvrir les yeux. Lorsque arrive l’annonce, deux autres Sainte-Sophie qui figurent parmi les plus belles basiliques byzantines de Turquie ont déjà connu le même sort. D’abord, le 6 novembre 2010, celle de Nicée (Iznik) où se déroulèrent le premier et le dernier des conciles œcuméniques communs à l’Orient et à l’Occident chrétiens confirmant pour l’un, en 325, la divinité du Christ et pour l’autre, en 787, la vénération des images. Puis, le 5 juillet 2013, celle de Trébizonde (Trabzon) où fut couronné, en 1458, peu après la chute de Constantinople, l’ultime prétendant au trône de Byzance, David Comnène, qui devait pathétiquement se rendre trois ans plus tard, en 1461, au Goliath turc.

Autant de provocations symboliques et zéro protestation internationale. Sans doute l’impasse cognitive d’Erdogan à vouloir tant mouliner les réminiscences est-il de mésestimer le début d’Alzheimer dont souffre son adversaire de prédilection. Ce sont des Turcs qui ont dénoncé cette captation mémorielle au risque, eux, de représailles qui ne se calculent pas en parts de marché. À Trabzon, la valeureuse Union des architectes de Turquie a intenté un procès contre l’État devant la juridiction locale. Elle a argué que l’expression de l’universalité passe par l’illustration du patrimoine artistique et de la diversité historique dont personne n’est propriétaire. Le 23 novembre 2013, un juge non moins courageux a arbitré en sa faveur et ordonné le retour de la basilique au statut de musée. L’Union a gagné le litige. À tout le moins sur le papier (…).

Inutile de préciser que Sainte-Sophie de Nicée est cernée d’une dizaine de mosquées flambant neuves et désespérément vides aux portails desquelles des fonctionnaires du culte s’efforcent de rameuter les jeunes en leur promettant bombance de donuts et de coca-cola. Inutile de préciser qu’en dépit de l’arrêté du tribunal, nul policier ni n’est venu, ni ne viendra déloger aucun ouléma claquemuré dans Sainte-Sophie de Trébizonde. Inutile de préciser que Sainte-Sophie de Constantinople ne comble aucun besoin pastoral en venant s’ajouter aux quelque trois mille lieux de culte sunnites d’Istanbul. Les trois basiliques ne sont jamais que des stations votives rythmant les nouvelles guerres turques qui vont en se multipliant sur les anciens fronts ottomans. Des arcs de triomphe anticipés (…).

Ce 24 juillet 2020, c’est Ali Erbas, le directeur de la tentaculaire Diyanet, la division d’État administrant les affaires religieuses, qui a été chargé de la prédication. Contrairement à la règle, le patron de l’islam turc ne commente pas le Coran. Son discours consiste en une vaste déclinaison autour du thème de la domination et de la soumission. Sous la coupole de Sainte-Sophie, il célèbre « l’amour de la conquête », la « promesse prophétique de la conquête », salue « les martyrs et les vétérans grâce auxquels la conquête a été établie » et loue « la civilisation pour laquelle la conquête revient à ouvrir les portes d’une cité à l’islam ». Un sermon qu’il prononce turban sur la tête, sabre à la main.

Chantage migratoire

Le pacte est signé en mars 2016, trois mois avant le putsch avorté. Outre une libéralisation accrue des visas pour ses citoyens et l’ouverture de nouveaux chapitres dans son processus d’adhésion, l’Europe accorde à la Turquie une subvention de deux fois trois milliards d’euros pour financer ce qu’il faut nommer son appareil de rétention. En échange de quoi, la Turquie s’engage à plus de contrôle et de coopération dans son traitement de la crise migratoire.

Le résultat est pathétique. La Méditerranée devient un cimetière. Les corridors prévus n’ont d’humanitaire que l’épithète. L’Union renâcle à payer à chaque manquement turc aux droits de l’homme, aggravant de la sorte sa réputation déjà solide d’hypocrisie. Les pays membres se divisent au bénéfice politique des gouvernements les plus réticents à ouvrir leurs frontières, ce qui leur vaut les réprimandes des plus libéraux qui ne font pourtant guère mieux qu’eux en termes d’accueil. De la « nuit de Cologne » aux attentats de Paris (mais aussi Bruxelles, Londres, Berlin, Copenhague, Stockholm, Barcelone, Utrecht, Vienne), la terreur grandit, l’angélisme diminue et s’instaure la conscience malheureuse que la dépendance à l’égard d’Ankara en matière migratoire s’avère nocive mais incurable (…).

De son côté, la Turquie gronde de faire capoter l’accord au moindre désaccord, terme qui inclut le plus petit reproche comme la plus infime remarque. (…) Le pacte migratoire tourne au chantage aux migrants et Erdogan pratique la surenchère en posant des demandes toujours plus exorbitantes qui s’apparentent à autant d’ultimatums.

Chantage terroriste 

Une autre partie s’est jouée tout ce temps en coulisses. Sur vingt ans, de la guerre d’Irak à la guerre contre Daech, en passant par les interventions en Libye et en Syrie, qui ont déterminé la crise migratoire, l’Union européenne n’a eu ni vision claire, ni action commune. Paris a renoncé à sa posture historique et, sacrifiant lentement mais sûrement son exception, réintégrant de manière penaude l’Otan, se fondant dans le camp atlantiste, en est arrivée à rivaliser avec Londres dans le rôle du meilleur supplétif occidental de Washington. Les arbitrages locaux du Vieux Continent ont été ainsi indexés sur les intérêts globaux du Nouveau Monde. Dans le même temps, la Turquie s’est émancipée de la tutelle des États-Unis. Le sommet du panislamisme a consisté dans le soutien implicite de l’appareil d’État turc à Daech, par focalisation sur la question kurde, par hostilité au monde arabe et par connivence avec le fondamentalisme sunnite. C’est l’État turc qui a déverrouillé l’enfermement de l’État islamique en lui offrant un hinterland propice au transport des combattants, à l’approvisionnement en armes, au transfert de devises, au commerce du pétrole. Et un sas pour transformer les réfugiés en moyen d’intimidation.

un projet hégémonique 

L’ambition belliciste du président Erdogan est claire. Elle se développe sur tous les fronts de reconquête auxquels avait dû renoncer Atatürk. Elle s’attache à préempter chacun des anciens limes impériaux pour réaffirmer la vocation du Turc à dominer l’histoire. Elle désigne les mêmes ennemis qu’antan. Au Levant, afin de maîtriser les Kurdes et les Arabes. En Méditerranée et dans les Balkans, afin de contraindre les Grecs et de paralyser les Européens. Au cœur du Caucase, afin de rivaliser avec les Russes, les Iraniens et de déstabiliser les Chinois. À l’échelle planétaire, pour se dégager des Américains. C’est du caractère prévisible de cette entreprise que les chancelleries feraient bien de se soucier plutôt que de blâmer l’attitude « déroutante » de Recep Tayyip Erdogan. Dans ce grand chelem de la revanche, tout se répète. À commencer par la nécessité d’éliminer les Arméniens, cette fois au Haut-Karabagh, afin de prétendument briser un encerclement orchestré par l’ensemble des nations. Qu’importe que ce soient les Arméniens qui vivent cernés par les Azerbaïdjanais dans ce territoire caucasien qui est depuis toujours le leur et où ils sont majoritaires (…).

À l’automne 2020, la puissante coalition turcoazérie fond sur le minuscule Karabagh et la petite Arménie, toutes armes de dernier cri déployées. Ce sera la capitulation ou le carnage. En fait, les deux. Erdogan a rebattu les cartes du « Grand Jeu » de jadis, quitte cette fois à défier frontalement l’Otan afin de rendre manifeste l’impuissance politique d’une alliance militaire qu’il corrode de l’intérieur (…).

C’est dans la plus extrême solitude que les Arméniens se sont courageusement battus jusqu’à ce qu’il leur devienne impossible de continuer à envoyer leurs fils, des adolescents ne sachant pas manier même un fusil, au massacre. Erdogan a gagné sa guerre par délégation. Ankara dispose d’un toboggan vers Bakou et d’un pivot contre Téhéran (…).

De tous les dirigeants occidentaux, le président Macron est le seul à avoir dénoncé avec force et constance la course à l’abîme du président Erdogan. Il l’a chèrement payé, voyant sa tête de « bon pour l’asile » mise à prix en tant qu’il serait un « ennemi de l’islam ». Il n’a pas pour autant oublié que les Arméniens ont toujours été culturellement Européens et qu’ils le sont d’autant plus aujourd’hui par le sang qu’ils versent pour enrayer la barbarie. Il a sauvé l’honneur de la France en déclarant qu’elle est « au côté de l’Arménie ». Il a dépêché une aide humanitaire à Erevan et promis que Paris s’entremettra pour que les Arméniens puissent demeurer et vivre décemment au Haut-Karabagh. Ce qui est bien, mais insuffisant. La suite est malheureusement écrite. D’une poudrière à l’autre, le destin du Kosovo, vingt ans après l’intervention de l’Otan, le dit assez. Aujourd’hui, ce sont les Serbes laissés pour compte qui sont soumis à une purification ethnique, leurs monastères et leurs églises qui sont vandalisés, leurs enfants qui sont ostracisés, persécutés, poussés au départ. Et ce sont les Albanophones militants, ceux qui étaient les chefs de la lutte indépendantiste avant que la Coalition ne les promeuve chefs du gouvernement, qui sont désormais traduits devant le Tribunal international de La Haye pour crimes contre l’humanité, crimes de guerre, trafics d’organes, d’êtres humains, d’armes, de drogue. La cécité rémanente de l’Occident sur l’Orient proche ou lointain est accablante. Elle est aussi mortifère.

Extraits choisis et présentés par ALEXANDRE DEVECCHIO